« Il nous a semblĂ© important d’essayer de mettre en Ă©vidence l’image, la reprĂ©sentation et le rĂ´le de la fĂ©minitĂ©, qui ont Ă©tĂ© exprimĂ©s par ceux que nous pouvons qualifier d’initiĂ©s. Dans leurs essais de nature symbolique, rituelle et mythique, naĂ®t le Temple.
Quelles Ă©taient les motivations et les aspirations de ces premiers « constructeurs » de Temples ? Peut-ĂŞtre Ă©taient-ce les efforts pour saisir l’inconnu et pour mieux comprendre, afin de « transformer » le chaos apparent en cosmos, rendant ainsi la vie plus humaine ? C’est en structurant un espace, un site, un cadre, qu’ils se sont donnĂ© des repères et des rĂ©fĂ©rences, germes d’une civilisation et Ă©bauches d’une sociĂ©tĂ© d’oĂą va Ă©merger le dĂ©sir de se relier au Divin.
En construisant le Temple, l’homme circonscrivait l’espace topographique et aĂ©rien, et symbolisait le temps. En raison de son attitude et de par le rite et le culte lui-mĂŞme, son propre corps devenait un rĂ©ceptacle du sacrĂ©. Nous constatons que dans l’expĂ©rience humaine, le sacrĂ© a une valeur essentielle pour faire prendre conscience de la raison et de la condition d’ĂŞtre et d’exister. Depuis son involution dans la matière, l’homme est « destructuré », sa psychĂ© n’est plus reliĂ©e au cĹ“ur de l’âme ; Ă travers les Ă©preuves, il doit reconstituer son unitĂ©. L’homme est Ă la recherche de son engendrement divin. La nostalgie et le souvenir inconscient de sa source crĂ©atrice sont prĂ©sents. Rappelons-nous qu’avant sa Chute, en Adam, s’Ă©coulait la Substance Divine qui vivifiait et fĂ©condait le cĹ“ur de l’homme. Selon le Philosophe Inconnu : «L’homme Ă©tait le signe vivant de Dieu, son chiffre univerÂsel, et il rĂ©sidait dans le sanctuaire».
La recherche du sacrĂ© va favoriser l’Ă©mergence crĂ©atrice, qui, dans ses diverses expressions, rendra sous une forme tangible et accessible, l’abstrait et les valeurs universelles. Nous pouvons dire que c’est une loi mĂŞme dans l’ordre physique que toute production puise sa substance et son soutien dans la source oĂą elle a eu son existence. Chaque esprit Ă©mane de la PensĂ©e, de la Parole crĂ©atrice et de l’Action divine.
L’art pariĂ©tal, ou des cavernes, s’avère un art religieux, avec ses peintures, gravures et figurines fĂ©minines (dans le palĂ©o et le nĂ©olithique). Ces hommes ont observĂ© et ont pris conscience « des contraires », indissociables signifiants de la vie et de la mort. Par la reprĂ©sentation des divinitĂ©s, dont le corps Ă©tait censĂ© contenir l’univers entier, avec ses potentialitĂ©s crĂ©atrices, mais aussi destructrices ou chtoniennes. Le principe fĂ©minin apparaĂ®t par un culte ancien et universellement rĂ©panÂdu, Ă une dĂ©esse-mère, la mère universelle, reprĂ©sentation de la volontĂ© du CrĂ©ateur. Le nom de la divinitĂ©, sa fonction et sa puissance propres, sont Ă l’origiÂne du mythe, des rites et des cultes, influençant les noyaux des civilisations agraires ; lesquelles ont donnĂ© lieu Ă des sociĂ©tĂ©s matriarcales ou gynĂ©cocentriques. Le corps de la femme est analogue Ă la terre-mère, qui est gĂ©nitrice et nourÂricière, mais aussi dĂ©vorante, destructrice, berceau et tombe.
En Égypte, la dĂ©esse Maât symbolisait l’Ă©quilibre, l’ordre social, moral et cosmique. Les plus reprĂ©sentatives de ces divinitĂ©s agraires ou dĂ©esses de fĂ©conditĂ©, ou dĂ©esses-mères sont : au sud de l’Anatolie, le temple de Catal Huyuc (6 000 Ă 5 600 avant J.-C.), en Bulgarie la VĂ©nus de Pazurdzie, en Allemagne 20 000 ans av. J.-C., la VĂ©nus de Willendorf et en France, la VĂ©nus de Lespurgue. Au palĂ©olithique supĂ©rieur, Ă Laussel en Dordogne : VĂ©nus porteuse d’un croissant de lune dans sa main droite.
Dans leur aspect chtonien, comme reprĂ©sentatives de cette nature, il y avait Ishtar, Innana, Lilith, Sechmet (troisième millĂ©naire av. J.-C.), Cybèle, HĂ©cate, PersĂ©phone, et Kali en Inde. On trouvait aussi des temples dĂ©diĂ©s au culte du serÂpent. Quelques divinitĂ©s africaines, comme Mimma le serpent, chez les Touaregs du sud de l’AlgĂ©rie, chez les Yorubas du BĂ©nin et les Bantous du sud de l’Afrique, et chez les Celtes, la Vouivre.
La lune a aussi Ă©tĂ© Ă l’origine de cultes. Celle-ci possède des pouvoirs mulÂtiples, dans et sur l’espace et sur la Terre. Elle a trois phases de dĂ©veloppement : le croissant », la « pleine lune », et l’obscuritĂ© ou la « nouvelle lune ». Ces cycles ont une incidence sur la vĂ©gĂ©tation, les eaux, les acides aminĂ©s de l’organisme humain et les cycles de la femme (cf jusqu’Ă nos jours, l’importance du calendrier lunaire pour des religions qui rĂ©gissent leurs festivitĂ©s selon les phases du satellite, cf Ă©galement l’influence de la lune sur les travaux des bĂ»cherons, des agriculteurs et des jardiniers). Dans la psychĂ©, c’est le monde lunaire que, dans les rĂŞves permet d’atteindre la confrontation avec le monde transpersonnel, « ce lieu oĂą s’estompent l’ego et l’espace-temps linĂ©aire ».
De nombreux mythes et lĂ©gendes nous parlent et tĂ©moignent de ces « exĂ©cutantes ». En Égypte, la dĂ©esse SĂ©chât Ă©tait capable de dĂ©terminer l’emplacement d’un temple et d’en tracer les plans. En Grèce, Phrasimède concevait des plans ; elle Ă©tait de la lignĂ©e de DĂ©dale. En Europe, MĂ©lusine serait l’ultime avatar de ces maĂ®tresses d’Ĺ“uvre. Elle fut Ă l’origine de la construction d’abbayes, de prieurĂ©s et d’autres Ă©difices. Dans la cathĂ©drale de Bayeux (art gothique), la tapisserie intitulĂ© «Un tableau de Loge avec la Vierge» y fait rĂ©fĂ©rence.
ConsidĂ©rĂ©es d’un point de vue philosophique, les dĂ©esses symbolisent ce qui, dans l’ĂŞtre, demeure ouvert et tend Ă se manifester. La terre face au ciel, la terre en potentialitĂ© de devenir Lumière. Elles dĂ©signent l’âme en qui Dieu se reçoit Lui-MĂŞme, car Lui seul « Est ».
Les Vestales veillent sur le feu sacrĂ© du temple, feu qui ne s’Ă©teint jamais. En Grèce, la dĂ©esse du foyer Ă©tait Hestia-Vesta, dĂ©esse archaĂŻque de Rome. En Inde, c’Ă©tait Agni.
Les Vestales du forum romain étaient au nombre de dix. Vouées à Vesta, elles étaient choisies par un prêtre, le seul élément masculin. Elles faisaient vœu de chasteté et servaient de cinq à trente ans. Le 1er mars, avait lieu la fête de Vestalia, le rallumage du feu sacré. Le nettoyage du temple avait lieu le 15 juin. En 534 av. J.-C., Tarquin le Superbe promulgue un édit concernant la virginité des vestales, qui étaient sévèrement punies si elles manquaient à leur serment. Les Vestales, les Colombes, dans leur état virginal, sont le symbole et le signifiant de la pureté du non-manifesté, du non-révélé et de la conscience.
Nous soulignerons l’existence de ces « collèges des prĂŞtresses-vestales » veillant sur le feu Ă©ternel, des rĂ©cits qui parlent de la dĂ©esse Sessia, divinitĂ© protectrice du grain et du blĂ©, et de ses rites. L’origine du Mont Saint-Michel remontrait jusqu’Ă eux.
Des femmes, des initiĂ©es, ayant fait vĹ“u de chastetĂ©, vivaient sur l’Ă®le de Sein. En Irlande, on trouvait des divinitĂ©s archaĂŻques, « des trinitĂ©s fĂ©minines » comme Fodla-Banba et Esiu, ainsi que des druidesses veillant au maintien du foyer et de la flamme. Chez les Celtes, on rendait un culte Ă Dana, DĂ´n pour les Gaulois. La dĂ©esse Épona Ă©tait reprĂ©sentĂ©e avec la jument Rhianon (6e siècle). La lĂ©gende nous parle de Rhianon comme de la « grande reine irlandaise », surnommĂ©e  » Le Vert » et le « Fils de la veuve », considĂ©rĂ©e comme une dĂ©esse-mère. Sous un triple aspect, en Grèce, HĂ©ra Ă©tait vĂ©nĂ©rĂ©e comme enfant, Ă©pouse et veuve.
Chez les Yorubas, au NigĂ©ria et au BĂ©nin, un culte Ă©tait rendu Ă une divinitĂ© aquatique, Ă©pouse du dieu du tonnerre : Oba-Oshun-Oya. Cette dernière avait la capacitĂ© de se mĂ©tamorphoser. Remarquons qu’en Europe, MĂ©lusine et Morgane Ă©taient des homologues d’Oya, qui Ă©tait un buffle qui se transformait en femme. MĂ©lusine se transformait en sirène ou en serpent. Nous remarquons que jusqu’Ă aujourd’hui, des rites dĂ©diĂ©s Ă cette « trinité » subsistent en Afrique et au BrĂ©sil (Macumba, avec ses prĂŞtresses appelĂ©es Mambos du terreiro ou temple).
Revenons en Irlande : au 6e siècle, des druidesses officiaient. Ce culte semblerait avoir disparu dĂ©finitivement au 16e siècle. L’archevĂŞque de Dublin a fait une « charte » interdisant ce culte et ce rituel, document conservĂ© Ă ce jour.
La Shekinah et sa présence dans le Temple
Dans le JudaĂŻsme, la personnification du « principe divin fĂ©minin » a survĂ©cu sous la forme de Hochmah ou de Sophia. Dans le Livre des Proverbes, Sophia parle de la crĂ©ation du monde et des liens qui l’unissent Ă son CrĂ©ateur. Elle rĂ©sidait dans le Temple de JĂ©rusalem et personnifiait IsraĂ«l. Dans le Cantique des Cantiques, ensemble de poèmes, le roi Salomon parle Ă sa bien-aimĂ©e : «Que tu es belle, ma bien-aimĂ©e, que tu es belle, tes yeux sont des colombes, tes lèvres un fil d’Ă©carlate.» Il s’agit en effet de sa rencontre avec l’âme prisonnière de la matière. Cela nous fait penser Ă©galement Ă des mystiques comme sainte ThĂ©rèse d’Avila ou saint Jean de la Croix.
Dans l’Évangile selon saint Jean (3, 21), il est dit : «Celui Ă qui appartient l’Ă©pouse, c’est l’Ă©poux, mais l’ami de l’Ă©poux, qui se tient lĂ et qui l’entend, Ă©prouve une grande joie Ă cause de la voix de l’Ă©poux, aussi cette joie, qui est la mienne, est parfaite. » Dans les Évangiles, nous retrouvons l’image riche et contrastĂ©e de la Sophia en tant que « pĂ©cheresse repentie ». Elle est considĂ©rĂ©e encore par les gnosÂtiques comme le modèle mĂŞme de l’initiĂ©e. Dans un texte Ă©gyptien du me siècle, intitulĂ© « Pistis Sophia (La Foi et la Sagesse)», JĂ©sus affirme : «Marie de Magdala et Jean doivent ĂŞtre placĂ©s au-dessus de tous mes disciples et de tous les hommes qui seront initiĂ©s aux mystères de l’ineffable.»
Marie-Madeleine peut ĂŞtre considĂ©rĂ©e comme la mère, la sĹ“ur, et la compagne du Logos incarnĂ©. C’est elle qui la première « voit » et entend le Christ ressuscitĂ©. Elle le prend pour le Rabbouni (jardinier). En effet, en essence, elle avait « saisi » le fil conducteur de Celui qui Ĺ“uvre dans nos jardins secrets.
Pour MaĂ®tre Eckhart, l’âme vierge devient Ă©pouse dans la mesure oĂą elle reçoit l’influx illuminateur. Ce dernier, en se dĂ©veloppant en plĂ©nitude dans l’homme, Ă©lèvera l’âme Ă son degrĂ© suprĂŞme qui dĂ©signe « l’Ă©tat de mère de Dieu ». MaĂ®tre Eckhart Ă©crit : « Si l’homme restait toujours vierge, nul fruit ne viendrait de lui. Pour devenir fĂ©cond, il faut qu’il soit femme … c’est le mot le plus noble que l’on puisse adresser Ă l’âme, et il est bien plus noble que vierge. Que l’homme reçoive Dieu en lui, c’est bien, et dans cette rĂ©ceptivitĂ©, il est vierge. Mais que Dieu devienne fĂ©cond en lui, c’est mieux, car devenir fĂ©cond par le don reçu, c’est ĂŞtre reconnaissant par ce don… ».
Dans l’Islam, on parle des Ă©pousailles de la Sophia, de l’âme. Cf Ă CorĂ© (3, 21), Islam iranien, 4e volume, Ă©d. Gallimard, Paris, 1972 : « La vierge de lumière rĂ©vèle Ă l’Ă©lu la forme spirituelle qui est en lui, le nouvel homme, en se faisant son guide et l’entraĂ®nant vers la hauteur. »
Dans les cultes archaĂŻques, nous avons trouvĂ© la dĂ©esse Terre orientĂ©e face au Ciel. FĂ©condĂ©e, elle devient une terre transfigurĂ©e, une terre « de lumière ». Les thĂ©otokos, ou « porteuses de Dieu », sont l’alter ego de Sophia ; la Vierge Marie, par exemple, est le symbole de la capacitĂ© de l’âme Ă se faire rĂ©ceptacle du fruit divin. Le fait que Dieu se reçoive Lui-mĂŞme en s’engendrant Lui-mĂŞme – car Lui-Seul est – prouve l’incarnation divine. D’après Jean-Yves Le Loup, « toutes les âmes sont fĂ©minines aux yeux de Dieu. Car ce qui nous fait Dieu, c’est la dĂ©esse, ce qui nous fait hommes, c’est la Sagesse».
Après l’involution de l’ĂŞtre, la Shekinah est exilĂ©e dans la matière. « L’Ă©lĂ©ment fĂ©minin de Dieu », la Shekinah SupĂ©rieure, est Ă©clairĂ©e de la divine Lumière qui caresse la Terre. Sur cette Terre philosophique et philosophale dans laquelle nous sommes modelĂ©s (Adama), les initiĂ©s et les hommes de dĂ©sir veulent faire le chemin d’ascension, vers « le cĹ“ur de la vie », la vie en esprit, l’essence de la vie, voie qui conduit Ă l’unitĂ© universelle.
Dans la reconstruction du Temple, l’initiĂ© martiniste doit assembler tout ce qui est Ă©pars. Il doit sortir de l’Ă©tat de fascination de la matière et de l’apparence, de ce qui est « un vide trop plein ». C’est ainsi qu’il pourra devenir son « propre roi ». (Cf. EcclĂ©siastique 33, 15).
«Regarde toutes les Ĺ“uvres d’El, toutes sont deux Ă deux, l’une face Ă l’autre». Un combat sans merci s’engage entre l’archange et le dragon, afin d’accĂ©der Ă ce lieu de l’âme oĂą se rejoignent potentiellement l’esprit et la matière. Ce lieu doit devenir « cĹ“ur de l’âme ». L’enfantement de l’homme nouveau se fera dans le Soi, son cĹ“ur deviendra conscient, c’est lui qui a le pouvoir de percevoir le transÂcendant et de devenir les yeux de l’âme, la vierge-mère qui donnera naissance aux idĂ©es. (Cf EcclĂ©siastique 33, 5) : «Le cĹ“ur veule est comme une roue d’un chariot, ses pensĂ©es sont un essieu qui tourne sur lui-mĂŞme».
En ce qui concerne l’organe cĹ“ur, celui-ci possède une double dynamique de contraction et d’expansion. Il impulse le sang du sommet au bout des orteils. Il fait la traversĂ©e et le retour vers le centre. Le cĹ“ur, chez l’initiĂ©, devient symbole. Il est la matrice, la base, le rythme. Dans ce rĂ©ceptacle aura lieu l’alchimie divine. Les quatre Ă©lĂ©ments ne feront plus partie des donnĂ©es matĂ©rielles et ils vont ĂŞtre transmutĂ©s en Ă©nergie subtile. Le sel, le soufre et le mercure, vecteurs des Ă©nergies spirituelles, vont « rĂ©agir » dans un mental purifiĂ© et sur un ego dĂ©capitĂ©. La transmutation des vices en vertus commence. De ce fait, la reconstruction du Temple (et de soi-mĂŞme), ayant dĂ©marrĂ© d’un degrĂ© d’inconscience, d’ignorance et de prĂ©jugĂ©s, va aboutir Ă la dĂ©couverte de la PrĂ©sence, de l’Essence et de la Substance que le CrĂ©ateur a mis dans nos cĹ“urs.
Dans l’homme nouveau, « Temple d’harmonie » , l’âme chantera les louanges des Ă©pousailles divines. «J’ai vu les deux mondes rĂ©unis en un seul : le premier, le dernier, celui du dehors, celui du dedans, simples comme le souffle d’un homme qui respire. » (RĂ»mĂ® Mathnawi, Livre 1er). […]
Le but des initiées est d’évoluer avec l’homme, le féminin et le masculin étant nécessaires et provisoires, pour arriver jusqu’à Dieu, unique et Un. Les initiées ont le devoir et la responsabilité, dans leurs foyers ou dans le monde professionnel, de faire le nécessaire pour que le « regard sur la femme » et le « féminin » évoluent au-delà des rapports de séduction, de soumission ou de combativité.
Comme le disait encore Rûmî, et nous en ferons notre conclusion : « La femme est un rayon de Dieu, elle est dans le désir de Dieu, dans la féminité fondamentale de l’être. » »